par

La prison est-elle obsolète ?

Read La prison est-elle obsolète ? by Angela Y. Davis

2003 book by Angela Davis

J’ai lu La prison est-elle obsolète en 2020 et je me rends compte que je n’ai jamais publié les notes de lecture faites dessus, je me suis contenté de republier l’avis de lecture.

En deux phrases

La prison est un système capitaliste, raciste, et sexiste. Pour s’en débarrasser, il faut arrêter de la prendre comme un élément inhérent à la société et remettre en question son existence.

Notes de lecture détaillées

Penser l’abolition de la prison dans un contexte où on la prend pour acquise

Résumé
Notre défi est de travailler pour des conditions plus humaines en prison, sans que cela renforce la permanence du système carcéral.

On suppose souvent que les militants anti-prisons essaient seulement de réformer les prisons, en rendant les conditions de vie meilleures ou de façon plus fondamentale. La prison est vue comme tellement naturelle qu’on imagine très difficilement la vie sans elle.

L’absence de critiques de la construction de nouvelles prisons a donné lieu à des discussions sur la réforme des prisons. On parle toujours de comment créer un meilleur système carcéral, et c’est une bonne conversation, mais ça a étouffé la possibilité de critiquer l’existence même des prisons.

Comment peut-on avoir autant de monde en prison sans se demander si l’incarcération est réellement efficace ?

Voir la prison de l’extérieur

On ne s’imagine pas en prison : on la voit comme dissociée de nos propres vies. On pense que la prison, c’est le destin des autres, des criminels ; et dans l’imagination populaire, les criminels, ce sont les personnes racisées.

La prison effectue un travail idéologique : elle nous permet de justifier ou de considérer comme acquis le racisme et, d’une autre façon, le capitalisme. La géographe Ruth Gilmore décrit l’expansion des prisons californiennes comme une réponse géographique à des problèmes socio-économiques que sont le surplus de capital, de terres, de travail et de population. L’État a construit des prisons dans des petites villes en difficulté financière, leur assurant que cette industrie était non polluante, nouvelle, et insensible aux récessions. Elle devait permettre le re-développement de ces comtés.

Qui est en prison ?

Il a fallu plus d’un siècle pour construire les neuf premières prisons californiennes. Dans la décennie 1980, le nombre a doublé. Depuis les années 1990, 12 nouvelles prisons ont ouvert, dont deux pour femmes.

On estime qu’il y a deux fois plus de personnes touchées d’une maladie mentale dans les prisons que dans les hôpitaux psychiatriques aux États-Unis.

En 1990, le Sentencing Project (à Washington) voit qu’aux États-Unis, un homme noir sur 4 entre 20 et 29 ans est allé en prison, y est actuellement, ou est en cours de sursis ou de libération conditionnelle. En 1995, on était passés à 32,2 %. C’était aussi le cas de plus d’un homme Latino sur 10 dans la même tranche d’âge. Elle touche les hommes beaucoup plus, tout simplement parce que historiquement, les femmes n’avaient pas assez le droit de sortir de chez elles seules pour que ça les affecte.

Les communautés en difficulté le sont restées. L’éducation et les services sociaux ont disparu, ce qui a transformé les habitant·es de ces quartiers en candidat·es idéal·es pour la prison.

La prison ne réforme pas les criminel·les

One should recall that the movement for reforming the prisons, for controlling their functioning is not a recent phenomenon. It does not even seem to have originated in a recognition of failure. Prison ‘reform’ is virtually contemporary with the prison itself: it constitutes, as it were, its programme.
Michel Foucault (j’ai lu le livre en anglais, oui…)

La prison n’était pas majoritairement utilisée comme punition avant le 18e siècle en Europe et le 19e aux États-Unis. Jusqu’à la création du pénitentiaire, la prison était là où on attendait le jugement, pas la sanction elle-même. Cesare Beccaria, très influencé par les philosophes des Lumières, affirmait que la punition ne devrait jamais être arbitrairement violente ni faite en privée : elle devrait être publique, rapide, et aussi douce que possible.

Aux débuts de la prison comme punition, on estimait que les prisonniers changeraient de comportement s’ils travaillaient et réfléchissaient seuls. On les forçait à la solitude absolue et on leur imposait un emploi du temps extrêmement strict, et c’était une stratégie pour essayer de transformer leurs habitudes et leurs valeurs.

Avec le temps, l’incarcération est devenue la punition en elle-même. On a gardé l’isolement et la punition, et on a oublié l’idée d’amélioration de l’individu. Maintenant, on a des prisons supermax et du confinement individuel ; la différence avec les débuts, c’est qu’on a arrêté de faire semblant que c’était pour le bien des personnes emprisonnées. C’est une punition – les personnes qui y sont sont vues comme méritant d’y être.

Les programmes qui visaient à donner un semblant d’humanité aux prisonniers, comme les ateliers d’écriture créative, ont perdu leur financement ; tous les journaux qui publiaient les écrits des prisonniers ont disparu. Des stratégies répressives sont nées pour empêcher les prisonniers de s’éduquer et de s’exprimer, l’exact contraire du but poursuivi à l’origine. Le tournant historique de ce côté-là était la publication de l’autobiographie de Malcolm X ; à partir de là, les prisonniers ont vraiment trouvé une inspiration et une raison d’être pendant leur peine, rapidement détruites par les fonds fédéraux.

Genre et prison

Aujourd’hui, les femmes sont la démographie qui a le plus de croissance du taux de prisonniers aux États-Unis.

On a beaucoup parlé du système pénitentiaire dans les années 1990-2000, mais très rarement de la place des femmes en prison. Pourtant, en ne réfléchissant pas à ça et en prenant les prisons pour hommes comme point de référence, on banalise là aussi les prisons et leur image «unique» dans l’imaginaire collectif. La criminalité masculine est vue comme plus «normale» que la féminine. Un homme qui commet un crime a violé le contrat social ; une femme qui commet un crime a trahi la condition féminine.

Avec l’augmentation de la prison pour les hommes, les femmes continuaient à être punies d’autres façons, parce que la prison ne faisait pas beaucoup de différence par rapport à une vie de femme au foyer. Les femmes (blanches) étaient donc envoyées plus souvent à l’hôpital psychiatrique qu’en prison, par exemple. Les femmes noires, notamment esclaves, étaient quant à elles malmenées et punies physiquement de façon très violente pour des actes pourtant normaux chez une personne en liberté.

Les hommes étaient envoyés en prison pour s’améliorer ; les femmes ne risquaient pas de retrouver des capacités et privilèges qu’elles n’avaient jamais eus. Elles n’avaient donc pas de processus de rédemption similaire. Les personnes qui militaient pour la réforme des prisons n’essayaient pas de remettre en question le concept de femme de mauvaise vie, etc., mais juste d’essayer de montrer qu’elles avaient elles aussi droit à la rédemption. (Pour des actions qui ne sont toujours pas répréhensibles chez des hommes.)

Femmes et race en prison

Assata Shakur raconte dans ses mémoires l’intersection entre le racisme, le patriarcat et l’oppression d’État. Elle a été enfermée à l’isolement dans une prison pour hommes, surveillée en permanence même pendant ses besoins, sans accès à des activités intellectuelles ou physiques, à d’autres femmes, ou à des soins médicaux appropriés. Les femmes noires et indigènes d’Amérique étaient souvent emprisonnées dans des prisons pour hommes, et presque systématiquement séparées des femmes. Les quelques initiatives de rédemption comme la formation aux arts domestiques en cottage etc. étaient conçus pour les femmes blanches.

Pas de réforme des prisons féministe

Le fait de demander des prisons similaires pour les femmes et les hommes se termine généralement en conditions plus difficiles pour les femmes, sans opportunités supplémentaires. Le seul féminisme productif dans ce cadre, c’est de remettre en cause l’appareil carcéral pour tout le monde, et de voir qu’un traitement qui ne peut pas être égal pour tout le monde, c’est peut-être un traitement qui ne devrait pas exister du tout.

La vie dans les prisons pour femmes est violente et sexualisée. La fouille interne des prisonnières est humiliante et dégoûtante, avec pénétration digitale forcée : c’est une agression sexuelle et pourtant, personne n’a l’air de s’y intéresser plus que ça. Les viols et agressions par les personnels de prison sont très peu empêchés. Ces problèmes devraient relever des règles minimum de l’ONU pour le traitement en prison, mais les rares fois où ils sont rapportés, ils sont jugés comme un problème individuel et non étatique.

Les abus sexistes sont une vraie question dans les prisons, parce qu’ils montrent à quel point les prisons permettent de perpétuer des horreurs dont on sait bien, ailleurs, qu’il faut se débarrasser.

Le complexe carcéro-industriel : l’intérêt économique de la prison

Alors que les personnes des quartiers en difficulté sont candidates pour la prison en raison de là où elles ont grandi ou en raison de leur couleur de peau, les entreprises ont tout à gagner à avoir de plus en plus de personnes incarcérées. C’est le concept de complexe carcéro-industriel.

La prison, une rediff de l’esclavage

Citation
For private business prison labor is like a pot of gold. No strikes. No union organizing. No health benefits, unemployment insurance, or workers’ compensation to pay. No language barriers, as in foreign countries. New leviathan prisons are built on thousands of eerie acres of factories inside walls. Prisoners do data entry for Chevron, make telephone reservations for TWA, raise hogs, shovel manure, and make circuit boards, limousines, waterbeds, and lingerie for Victoria’s Secret, all at a fraction of the cost of ‘free labor.’
− Linda Evans and Eve Goldberg.

Aux États-unis, le système pénitentiaire et l’esclavage ont énormément en commun, au point qu’on n’imaginait pas non plus d’abolition de l’esclavage ; les personnes blanches qui voulaient l’abolition continuaient quand même à voir les personnes noires comme inférieures. Et pourtant, aujourd’hui, quelqu’un qui demande le retour de l’esclavage ou des lois Jim Crow est complètement malade.

Les prisons sont-elles racistes ? Peut-on éliminer le racisme sans éliminer la prison, et vice-versa ? L’esclavage prive les gens non-blancs de leurs droits, comme la prison, et les juge comme particulièrement susceptibles de commettre des crimes. Les personnes libres condamnées aux travaux forcées étaient punis ; mais un esclave condamné aux travaux forcés n’aurait eu aucune différence de traitement.

Après l’abolition, en Alabama, Mary Ellen Curtin souligne que 90% des prisonniers sont blancs ; très rapidement, les prisonniers noirs deviennent extrêmement majoritaires. L’image devient rapidement celle de personnes noires criminelles, généralement voleuses, et on oublie vite que les Blancs étaient ceux qui allaient en prison avant la guerre de Sécession. Le convict leasing était, quant à lui, pire que l’esclavage en termes de conditions de vie : les esclavagistes avaient intérêt à garder leurs esclaves en vie, les prisonniers étaient vendus au forfait et remplaçables si quelque chose leur arrivait.

Le racisme parvient à effacer, de façon très efficace, les contributions des personnes non-blanches. Dans notre système pénal, on a des prisonniers qui travaillent gratuitement à longueur de journée pour assurer notre confort quotidien, et on n’y pense pas plus que ça. Le parallèle entre le convict leasing et le complexe carcéro-industriel est donc plutôt évident. Et les entreprises de prisons dépendent de leur main-d’oeuvre : moins de personnes en prison, c’est moins de profit pour elles.

Les prisonniers ont aussi d’autres intérêts économiques : ils ont par exemple longtemps servi de sujets à des études médicales, ce qui faisait d’eux un lien entre les universités et les entreprises. Après la Seconde guerre mondiale, les expériences médicales sur les populations emprisonnées ont aidé à développer l’industrie phramaceutique.

Le complexe carcéro-industriel, qu’est-ce que c’est ?

L’expression « prison-industrial complex » a été créée par des militants et chercheurs pour critiquer l’idée dominante selon laquelle la criminalité cause la surpopulation des prisons. L’historien Mike Davis a d’abord utilisé le terme pour parler du système pénal californien. Les tenants du complexe carco-industriel considèrent que l’augmentation constante du nombre de prisons et de personnes à l’intérieur viennent d’un mélange de racisme et de recherche du profit.

Aujourd’hui, certains militants postulent que le complexe carcéro-industriel remplace le complexe militaro-industriel ; dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme », les liens entre l’armée, les entreprises et les gouvernements sont pourtant encore plus solides qu’avant, donc rien n’est remplacé. Les deux complexes fonctionnent en fait main dans la main : ils partagent les mêmes technologies et se font mutuellement de la publicité.

De nombreuses entreprises internationales s’appuient sur les prisons américaines pour réaliser des bénéfices. C’est probablement ça qui explique pourquoi les prisons se sont mises à se multiplier pile alors que les rapports officiels montraient que la criminalité baissait fortement.
Les entreprises ont besoin de matières premières, et les matières premières incluent les prisonniers. Il faut donc qu’il y ait assez d’Américain·es en prison, que le crime le justifie ou non, que l’incarcération soit nécessaire ou non.

Les prisons privées sont populaires : 44% des prisonniers au Nouveau-Mexique, plus de 24% au Montana, au Wyoming et en Alaska. Les gouvernements locaux ou nationaux paient des entreprises privées en fonction du nombre de prisonniers, ce qui veut dire qu’elles ont intérêt à avoir un nombre le plus élevé possible.

Et même sans les prisons privées, le système aurait quand même intérêt à avoir un max de prisonniers pour des raisons de profit. En dehors des prisons privées, ce sont bien des entreprises privées qui assurent la construction, la conception, le financement, la gestion des entreprises, avec des prêts sur des dizaines d’années.

Alternatives abolitionnistes

Résumé
Notre défi est de travailler pour des conditions plus humaines en prison, sans que cela renforce la permanence du système carcéral.

Deux combats à mener en parallèle :

Réforme Abolition
conditions moins violentes fin des sanctions
fin des agressions sexuelles par l’État fin de la construction de prisons
meilleurs soins physiques et psychologiques remise en question de la place des prisons dans notre futur collectif
meilleur accès aux programmes de sevrage des drogues
meilleures opportunités de formation et de travail
syndicalisation du travail en prison
peines plus courtes ou alternatives
meilleures relations avec les familles et les communautés locales

Quand on réfléchit à l’abolition de la prison, il y a quelques questions communes auxquelles Arthur Waskow, de l’Institute for Policy Studies, répond :

La seule vraie alternative, c’est une société dans laquelle on a assez bien partagé les ressources et le pouvoir pour que les crimes contre la propriété n’aient pas lieu d’être, dans laquelle la communauté est assez soudée pour réintégrer et réhabiliter les personnes qui ont perdu le contrôle d’elles-mêmes, dans laquelle on ne considère pas une personne qui a commis un crime comme « un criminel » par essence.

La prison, un centre de formation au crime

Quand bien même on n’aurait aucune alternative, ça générerait moins de criminalité que les centres d’entraînement au crime qu’on a actuellement.

Même les campagnes pour l’abolition de la peine de mort ont l’air de considérer que la prison à vie est une alternative viable. Plutôt que de chercher des prisons-lite pour servir d’alternatives aux prisons, par exemple les bracelets électorniques, on devrait créer un continuum d’alternatives :

  • Un système d’éducation accessible à tout le monde et à tous les niveaux et sans présence policière et militaire ;
  • Un système de santé qui soigne physiquement et mentalement tout le monde gratuitement ;
  • Un système de justice basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la vengeance.

À noter au sujet de la santé mentale qu’il ne s’agit pas de remplacer la prison par un hôpital psychiatrique tout aussi contraignant. Il s’agit seulement de rendre les psychologues, psychiatres, etc. accessibles à tout le monde sans limites de classe ou de race.

On peut lutter pour la légalisation des drogues, puisque la soi-disant War on Drugs fait entrer des masses de personnes non blanches dans le système des prisons, mais il faut aussi l’accompagner de tout un ensemble de programmes gratuits et communautaires, ouverts sans conditions à toute personne qui souhaite combattre son addiction. Aujourd’hui, les centres de désintoxication ne sont ouverts qu’aux personnes qui en ont les moyens ; il faut que les pauvres aient le même accès aux programmes, sur une base volontaire. Les familles doivent pouvoir leur rendre visite, et il ne faut pas de menace d’emprisonnement « si ça ne marche pas ».

La décriminalisation est la seule solution viable pour la drogue et pour le travail du sexe, limitant tout simplement le nombre de personnes envoyées en prison pour ces motifs.

D’autres projets incluent un revenu d’accès à l’emploi et de salaire minimum, des divertissements locaux et solidaires, et bien d’autres choses qu’on associe déjà directement ou indirectement au système carcéral existent.

Cesser de considérer la punition comme solution

Pour construire des bonnes alternatives, il faut commencer par abandonner notre conception de la punition comme conséquence inévitable du crime. La catégorie des gens qui ont enfreint la loi inclut presque tout le monde ; pourtant, on a une catégorie de « criminels » beaucoup plus restreinte, qu’on estime être justifiée. Les gens qui sont en prison n’y sont pas envoyés parce qu’ils ont commis un crime particulier, mais parce que leurs communautés ont été criminalisées.

❤️

Commentaire / Comment

Commenter