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L’histoire des glaçons à 8 dollars

En 2007, pendant un cours d’école de commerce à l’UCLA, Roberto Sequeira eut une révélation. « Et si je pouvais créer le business parfait ? » se demanda-t-il : quelque chose de niche, à haute valeur ajoutée, réalisable. Il fit le tour des objets de consommation potentiels – montres, nourriture, vêtements – avant d’arriver à l’épiphanie : il lancerait son entreprise de glaçons. Mais pas n’importe quelle entreprise de glaçons, non, une entreprise qui vendrait ses produits à 8 dollars pièce. Aujourd’hui, le fruit de ses efforts, Gläce Luxury Ice, fournit des événements haut de gamme à la Playboy Mansion et à la Fashion Week de Los Angeles ; pour à peine 325 dollars, vous aurez 50 glaçons Gläce, avec un sac plastique refermable et « élégant ».

Pour la plupart d’entre nous, remplir un moule en plastique à 50 centimes d’eau du robinet et le poser dans le congélateur suffit largement. Les glaçons sont une ressource presque gratuite (à part la quantité négligeable d’eau utilisée et l’électricité nécessaire pour faire tourner le congélateur). D’après Gläce et d’autres entreprises de glaçons de luxe, on sous-estime terriblement l’importance de la glace haut de gamme.

Qu’ont ces glaçons de si extraordinaire ? La chaîne de supermarchés haut de gamme Dean and Deluca les a placés dans son catalogue de l’année dernière, en justifiant très sérieusement leur prix : « Gläce Luxury Ice est une marque de glace méticuleusement designée et différenciée, spécifiquement créée pour être utilisée en accord avec des boissons et cocktails de qualité. Le Gläce G-Cubed, un cube symétrique de 2.5 pouces de côté, affiche un taux de dilution de 20 à 40 minutes. Les glaçons Gläce Ice sont taillés individuellement à partir d’un bloc unique de 300 livres afin d’assurer une qualité sans faille et un profil zéro-goût, ne contaminant jamais l’essence des liqueurs et boissons haut de gamme. »

« Taux de dilution », « profil zéro-goût », « taillés individuellement » – même deux petits points tout mignons sur le « a » (ça s’appelle un tréma, d’ailleurs) – mais aucune littérature pseudo-scientifique ou élégance naïve ne pourra nous convaincre que ceci est quoi que ce soit d’autre que de la glace, une ressource qu’on peut créer pour quelques centimes dans n’importe quelle cuisine. Ne nous attardons pas sur le fait que ces affirmations soient fausses : un rédacteur du Miami Herald a acheté un glaçon Gläce pour tester son « taux de dilution de 15 à 40 minutes », et s’est retrouvé terriblement déçu :

« Nous avions l’intention de le mettre dans une boisson de qualité puis de le boire, mais le temps que notre photographe finisse sa tâche, il avait fondu. Maintenant, il ne nous reste qu’un sac d’eau. Mais c’est de l’eau de luxe. C’est de l’Eäu. Et on veut bien la vendre à un connaisseur pour seulement 50 dollars. »

Le mois dernier, Priceonomics a écrit un article sur le business de la glace, et a interviewé en détail des acteurs du marché. Nous avons donc appris que ces blocs de glace de 300 livres, transparents comme du cristal, sont faits en gelant l’eau de l’extérieur. Le centre du bloc est mélangé par une composante mécanique pour permettre aux gaz de s’échapper ; lorsque la glace est presque solide, on draine le centre pour le remplacer par des couches de glace vaporisées.

Ces blocs coûtent entre 60 et 100 dollars chacun lorsqu’on les achète en gros, et mesurent généralement 8000 pouces cube (40x20x10 pouces), soit assez pour tailler environ 500 glaçons carrés de 2.5 pouces de côté. Puisque Gläce facture 325$ pour une boîte de 50 cubes, l’entreprise fait un profit potentiel de 3250$ par bloc de glace à 100$ – l’entreprise ne communique pas son processus de fabrication exact.

Sur son site Internet, Gläce précise que les cubes sont parfaits pour des cocktails haut de gamme – ceux qu’on fait avec des liqueurs à 38000$ la bouteille et qui ne doivent surtout pas être dilués ou contaminés par de la vulgaire eau du robinet. On nous recommande de laisser nos cubes de Gläce aérer 3 à 4 minutes pour sublimer leur essence ; alors que les sphères « seront craquelées », elles « ne se briseront pas comme de la glace moins méritante ou faite maison ». De la glace moins méritante.

En plus de ses cubes, Gläce propose aussi le « Mariko », une sphère qui est, selon l’entreprise, « le moyen le plus efficace mathématiquement pour refroidir votre boisson » – probablement pas efficace pour votre portefeuille, cependant : 50 sphères coûtent 325$, comme leurs homologues cubiques. Gläce ne perd pas son temps et propose immédiatement une nouvelle description pour ses clients dubitatifs :

« La sphère est la forme la plus optimale qu’on puisse trouver dans la nature, avec un ratio volume/surface supérieur à celui de n’importe quelle autre géométrie. Exemptée de tout minéral, additif ou autre polluant qui pourrait contaminer le goût des liqueurs et boissons de qualité, la sphère Gläce Luxury Ice Mariko est méticuleusement taillée afin de devenir l’accessoire qui accompagne à merveille vos meilleures boissons. Chacun des cinq glaçons est élégamment rangé dans un sac refermable équipé d’une valve à sens unique afin d’assurer sa fraîcheur. »

« L’utilisation de pinces à glaçons pour manipuler les sphères Mariko ou les G3 (G-Cube) », ajoute Gläce, « perpétue la qualité de la fabrication à la consommation. »

Suivant le succès de Gläce, d’autres fabricants de glace sont venus participer à ce jeu décidément bien amusant. Névé produit différents modèles de cubes, allant du « Collins » (un long glaçon rectangulaire censé être divisé en sections par le barman) aux glaçons « sans arêtes » (parce que « la vulnérabilité d’un cube se concentre en ses coins »). Bien que Névé ne publie pas de prix sur son site, LA Weekly affirme qu’ils se placent « quelque part entre la Häagen-Dazs et la cocaïne ».

Le fondateur de Névé, Michel Dozois, a eu son « éveil à la glace » alors qu’il était serveur à Los Angeles. « J’ai regardé mon [verre de boisson diluée] et j’ai réalisé que cette glace, c’était vraiment de la merde », dit-il à The Atlantic. « C’était ça le problème : la glace transformait tous mes cocktails en grosse merde. Tous, sans exceptions. » Il qualifie sa glace d’expérience scientifique, ajoutant que « tant que vous ne la goûtez pas, vous n’en aurez rien à foutre. » Entrepreneur et grand orateur.

Le président de Gläce maintient que la glace de luxe n’est pas seulement pour les gens richissimes, même s’il admet que son entreprise cible explicitement cette commnauté. Il en a parlé en 2011 à l’Anderson School of Business de l’UCLA :

« Tout le monde pensait que créer une entreprise de luxe fin 2007 était une idée folle, mais les personnes que nous visions n’étaient pas nécessairement touchées par la récession. Je me suis donc dit que si nous pouvions nous en sortir à cette période, quand la récession serait terminée, nous aurions un succès incroyable. Le luxe commence là où la nécessité s’arrête. Je ne veux pas que les gens pensent que nous ne sommes là que pour les « super riches » – il faut juste avoir la richesse d’esprit nécessaire pour vouloir une expérience supérieure, et avoir 25$ qui traînent par là. »

Il ajoute que ses cubes ont connu un très grand succès. Ils ont été exhibés à des cocktails des fêtes Playboy, au Pebble Beach Coucours d’Elegance, et dans des spectacles de voitures « uber-lux », et font maintenant partie de la chaîne de restaurants Sysco. L’entreprise insiste sur la vraie valeur de ses cubes : l’absence de goût.

Stephen Colbert est d’accord : « Quand on dépense 75 dollars pour un sac de glace taillée à la main », dit le présentateur à son public, « c’est vraiment de l’absence de goût… et c’est le sommet de la consommation : une heure plus tard, on pisse son argent. »

Vous pourrez trouver la version originale de l’article ici (Priceonomics). Je ne tire aucun bénéfice de cette traduction, et n’ai pas de permission écrite de la part de l’auteur de l’article original. Si une demande de retrait de l’article m’est communiquée, je m’exécuterai dans les plus brefs délais. Si vous citez la version traduite par mes soins de l’article, n’oubliez surtout pas de créditer la source originale ! Il serait également gentil de votre part de créditer mon blog pour me remercier de mes efforts de traduction.

Note d’Alex le 2023-06-30, 9 ans plus tard : en ce moment, je relis mes tweets anciens (j’ai supprimé mon compte Twitter, et j’utilise une archive texte). Quand l’Internet Archive garde une version d’un de mes vieux articles de blog, et que les articles ne me mettent pas trop profondément mal à l’aise, je vais les republier ici. Voir l’archive.

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  1. @alexture lire ce livre d’Alberto Grandi, professeur associé à l’université de Parme où il enseigne l’histoire des entreprises et l’histoire de l’intégration européenne. Il a un homonyme :-). J’étais tombé sur son livre (non traduit non plus) Dénomination d’origine inventée. Mensonges marketing sur les produits typiquement italiensQuatrième de couverture (avec l’aide de #Deepl) : L’histoire de la conservation par le froid est une épopée mondiale qui touche toutes les zones géographiques et toutes les grandes civilisations : des Assyriens aux Égyptiens, de la Rome de Néron à la Chine impériale, des cours raffinées de l’Italie de la Renaissance au Versailles du Roi-Soleil. Depuis l’Antiquité, le froid est l’un des moyens les plus simples de conserver les denrées périssables. La glace et la neige étaient également utilisées pour préparer des spécialités gastronomiques particulièrement raffinées ou, plus simplement, pour rafraîchir les plats et les boissons. Ce n’est pas tout : le froid a longtemps été la seule aide médicale vraiment efficace pour contrôler la température du corps. D’où la nécessité d’une immense activité de production, de récolte et de commerce, jalonnée de défis logistiques qui posaient des problèmes techniques considérables et qui n’ont été complètement surmontés que dans la seconde moitié du 19ème siècle, avec l’invention de la machine à produire artificiellement de la glace. Couvrant une période allant de l’Antiquité à nos jours, l’essai très original d’Alberto Grandi retrace les étapes de cette incroyable histoire, largement méconnue, qui a connu des moments véritablement épiques et a représenté, au moins jusqu’à la moitié du XXe siècle, une réalité économique d’importance internationale. Une histoire qui fait ressortir non seulement des éléments économiques d’un grand intérêt et d’une grande actualité, mais aussi quelque chose de plus surprenant, à savoir la dimension culturelle de l’utilisation du froid. Aujourd’hui comme hier, en effet, le niveau de consommation de glace n’a jamais été lié uniquement à sa disponibilité à bas prix, mais semble être étroitement lié à des propensions particulières et aux goûts des consommateurs, à quelque chose, en d’autres termes, que l’on pourrait définir comme un symbolisme social du froid.https://books.apple.com/fr/book/lincredibile-storia-della-neve-e-della-sua-scomparsa/id6442909387
    deepl
    ‎L’incredibile storia della neve e della sua scomparsa