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Lettre à celui qui n’existe pas

Eh bien, oui. Je le dis. Je t’admire. Est-ce que tu comprends ? Je suis sûre que tu comprends. Toi, tu as vingt ans. Tu galères ; pour un job, dans tes études, avec les filles, tu galères. Et pourquoi tu galères ? Parce que tu as disparu. A dix-huit ans, tu es sorti de leur vie. Silence radio pour tes parents. Non, ce n’est pas une fugue ; ils savent où tu habites, ils étaient prévenus, tu déménageais, studio près de la fac. Tes frères, tu n’as aucune nouvelle d’eux non plus.

Tu te fous de tout. L’argent, il vient comme il peut. Un appart ? Une boîte décorée, plutôt. Au mur, tu as accroché des posters. Des groupes : Sum 41, Trust, Billy Idol, Guns’N’Roses ? Ou autre chose, peut-être. Des actrices, aussi. Pas forcément Abbey Brook, même si dans Pirates, elle était belle. Peut-être Elisha Cuthbert, ou Adriana Lima, qu’est-ce que j’en sais.

Un billet de concert peut-être ? Bof. Tu aimes les concerts, mais une fois logé et nourri, tu es un peu à sec. Les concerts, cette année, c’est le show gratuit de la fête de la musique, peut-être deux ou trois autres, si tu as de la chance.

Et quand tu veux partir, tu voyages toujours en fraude. Tu mens bien quand ils te contrôlent.

A seize ans, tu voulais être riche, avoir une petite amie merveilleuse, mourir jeune et qu’on pleure sur ta tombe. Tu n’as que quatre ans de plus. Etre riche ? Tu n’as plus le temps d’y penser, trop occupé à finir tes mois sans factures en retard. Côté petite amie, tu as bien compris que vu ta tête, au mieux, tu peux tabler sur une fille gentille. Elle leur plaît bien, ta tête, mais tu te sous-estimes. Tu ne veux pas mourir jeune : la peur de vieillir s’est muée en peur de mourir. Et si tu meurs, les gens s’en foutront. Tu ne seras qu’un chien crevé de plus.

Tu as perdu tes rêves, tes espoirs, et pourtant tu n’as que vingt ans. Je me demande si tu deviendras à ton tour un vieux con, comme ton père avant toi, comme tous les adultes avant tous les jeunes. Je me demande si un jour, tu troqueras ton short à fleurs de celui qui y croit encore un peu pour un T-Shirt marron, mal coupé, “parce que c’est moins salissant”. Je pense que oui. J’espère que non.

Parce que tu es celui à qui je veux ressembler. Oui, tu as abandonné les cours, oui, ton futur est sombre, oui, tu galères dans la vie, et alors ? Tu es libre, non ?

Moi, je ne suis qu’une poupée de plus. Je me demande pourquoi je ne me rebelle pas, comme si je ne savais pas que je ne suis qu’un clébard bien maté. Si je suis sage, j’aurai un sucre, ouaf. Alors, n’osant pas même aboyer, je me traîne ici, dans un endroit que je n’aime pas, avec des gens que je n’aime pas. Que je n’aime pas ? Je sais bien que ce sont des gens bien. Mais je me méprise, moi aussi, alors tout va bien.

N’empêche, je t’en veux et je t’aime, parce que je sais que je ne serai pas comme toi. Quand j’aurai vingt ans, je serai en prépa, j’aurai des lunettes rectangulaires et une queue de cheval. Je ne sourirai pas : être heureux, c’est perdre son temps. Je n’aurai pas besoin d’argent ; je serai à la botte de mes parents. J’ai le potentiel, ils ont l’argent, on peut s’arranger. Je n’aurai plus de temps à perdre à écouter de la musique le soir, je donnerai les habits qui ne me mettent pas en valeur à Oxfam, bref, je serai une gentille fille qui n’a rien à faire de sa vie.

Ils seront fiers de moi. J’aurai raté ma vie.

Bien à toi,
Clara.

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