par

Une injonction à la pédagogie militante

Cet article est une injonction à la pédagogie militante − et oui, la pédagogie militante, c’est épuisant. Tout ce qui est dit dans cet article se limite au cadre fixé dans mon article Comprendre et éviter l’épuisement militant, c’est-à-dire le cadre d’une conversation privée entre des personnes de bonne foi qui se connaissent bien.

Rappel des bases : avec qui faire de la pédagogie ?

J’y ai déjà consacré le dernier article, mais il me semble essentiel de le répéter, que ce soit pour les personnes qui ont lu la première partie il y a plusieurs mois ou celles qui ne vont pas cliquer sur le lien ci-dessus (je vous vois).

Dans mon dernier article, donc, je disais que la pédagogie, ça s’apprend et ça se travaille. Non pas parce qu’on s’améliore en explications et en débat (quoique, ça aussi), mais surtout parce qu’on apprend avec le temps à bien choisir ses combats pour éviter l’épuisement militant.

Ma conclusion, c’était que vous ne devriez faire preuve de pédagogie militante qu’avec des gens que vous connaissez, dans un cadre où vous avec un respect mutuel et une envie d’avoir cette conversation. Plus spécifiquement, la liste de critères que j’avais établie était celle-ci :

  • Un respect mutuel entre les personnes, même si pas forcément entre les idées
  • Une envie d’avoir cette conversation
  • Une connaissance de la façon dont l’autre personne aime communiquer : vidéos ? articles ? discussion en tête-à-tête ?
  • Une connaissance des convictions de la personne, sur ce sujet précis mais aussi sur ce qui l’entoure : on explique différemment qu’une conviction est discriminatoire avec quelqu’un qui partage plutôt bien nos convictions en dehors de ce point ou avec quelqu’un pour qui ce détail précis n’est qu’une extension de tout son système de valeurs.

Maintenant que ce rappel est fait, reprenons : comment faire de la pédagogie militante ? (Pour le pourquoi, j’en avais parlé dans le dernier article, avec ma conviction qu’on ne milite pas en vase clos et que dépendre d’un environnement safe, c’est rendre le reste du monde plus dur pour soi et pour les autres. Vous devriez vraiment cliquer sur le lien de l’intro, vous savez. Tiens, je suis sympa, je vous le remets ici.)

Un exemple pour commencer : « Google est ton ami » et la transition de genre

Commençons par un exemple concret de pourquoi je refuse d’encourager les gens à « faire leurs propres recherches ».

Disons que ma mère se demande « la transidentité c’est des changements irréversibles, mais si mon enfant change d’avis ? ». Je n’ai pas envie de faire preuve de pédagogie et que je n’ai pas de bibliothèque de ressources sous la main, donc je lui dis d’aller chercher sur Google. Elle tape « transidentité irréversible » dans la barre de recherche.

Capture d'écran d'une recherche google « transidentité irréversible ».

Voilà les premiers résultats sur lesquels je tombe : une asso de parents avec un texte pas mal du tout (et très court), puis une tribune sur la panique morale des enfants trans du moment, puis le brûlot haineux d’Abigail Schrier.

C’est sûr qu’avec ça, elle va être vachement rassurée…

Pourquoi on ne peut pas demander aux gens de faire leurs propres recherches

Je vois trois réponses à cette question :

  1. La correction d’un mensonge (ou d’une erreur) est bien moins visible que les propos initiaux.
  2. Le contenu de qualité est moins accessible que les torchons haineux.
  3. Internet bouge trop vite pour qu’on accède aux meilleures ressources de façon stable.

L’information de qualité, ça prend du temps à produire

« Un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures. » n’est en fait pas une citation de Mark Twain, contrairement à ce que veut la rumeur, mais ça s’applique quand même.

Les mensonges et inexactitudes n’ont qu’à être prononcés. Si on veut rétablir la vérité sur une information factuellement fausse, il faut trouver d’où elle vient et pourquoi sa source est moins crédible que celle qu’on utilise pour correctement corriger la personne d’en face. Et si en plus il y a de la place pour un peu de nuance, l’interprétation d’une vidéo par exemple, c’est fini, on ne s’en sort plus, c’est trop de travail !

Donc si d’un côté on peut écrire un bouquin entier sur le « lobby woke » et que de l’autre, on va avoir besoin de prouver sa légitimité et reprendre chaque argument point par point pour montrer que tout est faux, on part vite sur des années de travail universitaire… le tout pour une visibilité négligeable par rapport au best-seller réac du moment.

Les torchons haineux, c’est gratuit et facile à trouver

Donc l’information de qualité, c’est difficile à produire, et l’information pourrie, on la sort sans trop d’efforts, un copier-coller, une interprétation à la con et c’est parti.

Pour être tombé quelques fois sur des sites haineux à assez grosse fréquentation (plutôt bien répertoriés par Wikipédia, si ça vous intéresse), je n’y ai jamais vu de paywall, c’est-à-dire d’articles en accès payant. Par contre, bonne chance pour aller voir le dernier dossier de Socialter, et allongez les billets pour une analyse de Médiapart.

Entendons-nous bien, je trouve ça malheureux mais tout à fait compréhensible : quand on n’écrit pas des torchons, on a besoin de faire des recherches, d’avoir les moyens et le temps de les faire, la rémunération n’est pas la même et ça se répercute dans les modèles économiques des médias respectables.

Il n’empêche que le résultat est le même : si on cherche une information sur un événement, on aura bien une information gratuite et facilement accessible, elle sera juste lamentable.

Ça fonctionne aussi sur les safe spaces, et là encore je ne blâme vraiment pas les personnes qui sont concernées par la question. La personnalité de Youtube (anglophone) Caelan Conrad a fait un excellent documentaire sur la secte des parents transphobes, où iel constate que quand on cherche « parent d’enfant trans » dans les groupes Facebook, les groupes de bonne foi sont secrets pour protéger les identités des gens, et les propositions sont donc des groupes basés sur la haine des personnes trans.

(Oui, cette vidéo dure 2h20 et est le premier volet d’une trilogie. Le paragraphe ci-dessus suffit à illustrer mon propos, c’est du bonus.)

Et accessoirement, ces groupes sont des vrais groupes de soutien et d’encouragement. C’est dommage qu’ils soient tenus par des personnes qui encouragent les parents à maltraiter leurs enfants et à dire des horreurs. Mais j’ai parlé de notre relation aux espaces fermés dans le dernier article et vais limiter le ouin-ouin ici.

Internet bouge trop vite

Le dernier problème, pour moi, est purement technique : Internet bouge trop vite.

J’ai commencé le brouillon de cet article il y a près d’un an. J’ai lu pas mal de ressources pour ça, et quand j’y suis retourné, entre les blogs dont l’hébergement a expiré et les chaînes Youtube passées en privé, il a fallu que je refasse mes recherches de zéro.

Même quand on a des bonnes ressources, on ne fait pas forcément le travail d’archivage qui permet de les réutiliser et de les faire durer dans le temps.

Bonus : même quand on est d’accord, on n’est pas forcément d’accord !

Une personne handicapée a fait une vidéo sur un journaliste qui avait passé une journée en fauteuil roulant dans le métro parisien et qui racontait que c’était dur. Son point de vue, c’était que c’était absolument insupportable de voir qu’il fallait qu’une personne valide fasse cette expérience pour qu’on y croie, comme si les personnes en fauteuil ne martelaient pas à longueur de journée que les infrastructures ne sont pas adaptées.

Je comprends totalement ce point de vue ! Et je ne suis absolument pas d’accord (dans le cadre des minorités qui me concernent, bien sûr). Allez-y, copains et copines cisgenres, parlez à ma place ! Faites l’expérience de changer de prénom et de vous faire appeler Madame ou Monsieur à la caisse du supermarché, découvrez, ne croyez pas juste ma parole ! Moi, je veux que des personnes s’intéressent à ce que je vis et le racontent de leur point de vue. (À nuancer quand même : la dysphorie, ça ne s’imite pas, et il y a toute une gamme de ressentis y compris quand on a un bon passing que vous n’aurez probablement pas en testant « pour voir ».)

Je pense par ailleurs que la parole des personnes alliées leur demande moins d’effort et a plus de légitimité que la nôtre, et j’encourage carrément mes proches « non concerné·es » par des sujets à s’en emparer et à s’exprimer dessus. (Là encore, j’en parlais dans mon dernier article.)

Tout ça pour dire que même si la personne qui fait sa recherche tombe sur une vidéo de qualité et intéressante, par une personne qui a des choses très pertinentes à dire, ça ne veut pas dire qu’elle sera tout à fait d’accord avec moi. Nous ne sommes pas un monolithe et c’est normal.

Si je veux m’assurer que ce qui est dit est bien ce en quoi je crois, il faut que je le partage moi-même, pas que j’encourage les gens à trouver la ressource d’eux-mêmes.

Partager les bonnes ressources pour faire de la pédagogie militante

Ne pas avoir foi en « l’esprit critique »

Les affirmations courtes, mémorables et fausses sont très dangereuses et surtout très difficiles à combattre « Ça, c’est la faute aux Arabes / au lobby LGBT / aux wokes / au pass vaccinal », c’est facile, ça se répète bien, on peut même couper la parole à quelqu’un pour le dire, alors que la vérité un peu plus réfléchie a souvent bien besoin d’une dose de nuance pour rester vraie.

(Innuendo Studios a fait une courte vidéo en anglais, avec transcription ici, exactement à ce sujet.)

Pour Innuendo Studios, on ne règle pas le problème en une discussion, et je suis tout à fait d’accord. Pour arriver à combattre ces affirmations, il faut comprendre que tout est complexe. Quand on a bien intégré ça, on commence à se méfier des affirmations les plus simples et à se construire un esprit critique.

En attendant, mieux vaut supposer que notre interlocuteur·ice n’a pas encore d’esprit critique. (Et au passage, se souvenir que nous non plus, et prendre le temps de sortir de sa bulle de confort de temps en temps.)

Internet, c’est un espace magique de la liberté d’expression − un concept en lequel je crois très sincèrement par ailleurs, dans sa définition de « tu dis bien ce que tu veux, et je t’écoute seulement si je veux ». Les 22 vues cumulées qu’il y aura sur cet article dans huit ans en sont la preuve.

Internet, donc, c’est un espace où tout le monde peut tout dire, à peu de choses près. Ce qui veut dire qu’une recherche sur Internet peut donner n’importe quoi, si elle n’est pas guidée.

Choisir le bon format de ressource

Je m’étais arrêté dans le dernier article à l’importance de parler aux gens de la bonne façon. J’avais rapidement mentionné qu’une des raisons de ne pas aller éduquer des gens qu’on ne connaît pas, c’est qu’on ne sait pas comment ils aiment communiquer.

Prenons un exemple concret.

Ma mère et moi avons beaucoup de désaccords, mais je ne doute pas de sa capacité à mobiliser son cerveau pour comprendre des concepts complexes. Elle n’en doute pas non plus. Elle n’a pas forcément le bagage sociologique pour lire des articles académiques sur la transidentité (et elle a mieux à faire de son temps, heureusement). Mais parce que je connais ma mère comme si elle m’avait fait, je sais aussi que si je lui envoyais cette super BD, où un adorable bonhomme à cheveux bleus expliquant en anglais ce que signifie le concept d’oppression, non seulement elle ne la lira pas, mais elle se sentira insultée. Bref, il faut que je trouve la bonne ressource pour elle (et du coup, je lis plein de livres de vulgarisation « sérieuse » sur la transidentité en quête du Graal, celui que je pourrai un jour lui offrir l’esprit tranquille.

Je suis à ça de lâcher l’affaire et de publier le livre La transidentité expliquée à ma mère de droite. (Ce n’est qu’à moitié une blague : l’an dernier, j’ai craqué et je lui ai fait un guide de quarante pages, avec des jolies références de bas de page, écrit juste pour elle et avec toutes les informations dont elle a besoin pour comprendre les questions LGBT, à son niveau de connaissances préalables et de compréhension. Quelque chose que je n’aurais pas pu faire si je ne connaissais pas la façon dont elle préfère s’éduquer, donc. (Et deux mois de travail, donc quelque chose que je n’aurais pas voulu faire si elle avait été une parfaite inconnue. (Parenthèse.))))

Bref.

Tout ça pour dire : quand on fait de la pédagogie militante, soit on passe deux mois à écrire un guide de quarante pages juste pour la personne qu’on cible, soit on s’appuie sur des ressources qui existent déjà, et dans ce cas il faut très bien les choisir.

C’est pour ça que créer des ressources publiques sous plein de formats, c’est hyper important − vidéos, essais, témoignages dans le journal, livres, thèses de doctorat, podcasts, articles de blog, storytime TikTok, roman graphique, page Wikipédia, tout doit y passer. Tous les sujets doivent être abordés de toutes les façons imaginables, pour qu’on puisse puiser ce dont on a besoin pour chaque conversation qu’on a. (Et idéalement, tout ça se fait sans limites d’utilisation, mais on parlera d’abolition des droits d’auteur une autre fois.)

Des solutions concrètes pour l’avenir

Bon, depuis tout à l’heure j’explique tout ce qui ne va pas dans le fait de dire aux gens de se débrouiller, j’enjoins à partager des bonnes ressources complexes et complètes, c’est bien joli tout ça, mais est-ce qu’on a le temps et l’énergie de se taper cet effort ?

Comme on dit chez moi : potetre.

Si vous parlez à la bonne personne, dans un cadre de respect mutuel, une bonne partie de l’effort va déjà disparaître. Ensuite, il y a des solutions très concrètes qui permettent de rendre la pédagogie militante plus efficace.

Constituer une bibliothèque de réponses

Je maintiens depuis quelques années une petite « FAQ personnelle ». Quand quelqu’un (avec qui je veux discuter) tient un propos qui me fait tiquer, soit j’ai déjà cherché une ressource, soit j’en cherche une. Je la résume en quelques lignes et j’essaie d’accumuler les formats.

Un exemple : la masculinité de rattrapage, ou transmasculinité toxique

Par exemple, sur la « transmasculinité toxique », j’ai :

Il me manque plein de formats : j’aimerais trouver au moins une vidéo, un article accessible mais vu comme plus légitime qu’un article de blog, une version illustrée façon BD, et surtout, surtout, des ressources en français. Mais c’est déjà pas mal, parce que quand le sujet est évoqué, j’ai déjà mes petites ressources qui me permettent de m’exprimer sans avoir à reconstruire mon argumentation de zéro à chaque fois.

Pour commencer : des listes

Des listes à thème, sur Internet, il y en a plein. Votre vidéaste préféré·e a peut-être fait une playlist, comme celle-ci de video essays sur le masculinisme.

En français, La BAF(F)E fait un travail absolument fantastique de curation sur des centaines de sujets, et je commence toujours par là quand j’ai un nouveau sujet à aborder ou que je suis curieux.

Ou alors, vous pouvez simplifier ce que vous recommandez : plutôt que « cherche sur Internet », pourquoi pas « cherche sur le wiki trans, c’est wikitrans.co y’a sûrement quelque chose là-bas » ?

Ça ne fait pas tout, mais ça permet de diviser la charge de travail émotionnel et intellectuel causée par l’échange tout en évitant la plupart des écueils formulés plus haut.

Pour aller plus loin : partager votre liste

Je ne partage pas assez les ressources que j’ai, et c’est dommage, parce que ça force tout le monde à se faire sa propre bibliothèque.

(D’un autre côté, ça veut aussi dire qu’on n’utilise pas de ressources qu’on n’a pas déjà comprises et assimilées, c’est pas mal non plus.)

Maintenant que j’ai dit ça, il va peut-être falloir que je me crée une page de ressources publiques…

Apprendre à débattre ?

Quand on sait où arrêter et comment contrôler une conversation :

  1. on se fatigue moins ;
  2. ça fait moins de taf pour les copains ;
  3. on fait moins d’erreurs que les autres devront rattraper.

Le débat et l’éducation (je mets les deux ensemble pour faire plus socratique), ça demande du travail et des compétences qui s’acquièrent avec l’expérience, mais aussi en s’instruisant.

Il y a des milliers d’ouvrages et de contenus sur comment mieux discuter, comment répondre aux attaques ad hominem ou éviter le hors-sujet. Vous l’aurez compris, je n’ai pas lu les dernières. Mais vous, lisez-les ! Améliorons-nous ensemble dans l’art de la rhétorique et profitons de ce qu’il nous apporte pour des conversations mieux cadrées, qui nous prennent moins d’efforts et portent mieux leurs fruits. C’est un outil comme un autre et nous en avons besoin.

Montrer l’exemple

N’oubliez pas que tout le monde est de bonne foi (sinon, vous ne perdriez pas votre temps à discuter avec, n’est-ce pas ?).

Donc quand quelque chose est dit et vous choque, c’est dit par quelqu’un que vous respectez et qui a une raison de le dire − y compris l’ignorance.

Pour moi, le meilleur moyen d’échapper aux grandes conversations théoriques, c’est d’avoir une pratique constructive.

Un jour M. Muhammad trouva un verre d’eau sale sur un comptoir. Il posa à côté un verre propre. « Tu veux savoir comment disséminer mes idées, dit-il, montrant du doigt les deux verres. Ne condamne pas celui dont le verre est sale. Contente-toi de lui montrer le tien, qui est propre. Il l’examinera de lui-même. Ainsi tu n’auras pas à en vanter la propreté. » C’est de tout ce que M. Muhammad m’a appris, ce qui me reste le plus présent à l’esprit, quoique je n’aie pas toujours suivi son conseil. J’aime trop la bagarre. J’ai tendance à dire aux gens que leur verre est sale.

Malcolm X, Alex Haley, L’auto-biographie de Malcolm X, Grasset, 17 février 1993, p. 183-184

Efforçons-nous de montrer de la joie et de la volonté de nous mettre en question. C’est cette joie militante qui permettra à tout le monde d’évoluer, pas ce que Carla Bergman et Nick Montgomery nomment le radicalisme rigide. C’est pour ça que je crois autant en la pédagogie militante, et c’est pour ça que j’ai écrit cet article.

Aller plus loin (ou lire mes sources)

En anglais

En français

Un merci tout spécial à Mehdi pour sa relecture.

Commentaire / Comment

Commenter