par

un internet polyglotte

Cet article est ma contribution au carnaval IndieWeb d’octobre 2024, sur le sujet Le multilinguisme sur un web global. L’article en anglais est ici.

Un peu de contexte : le multilinguisme comme effet secondaire

Je suis très fier, et un peu gêné, de parler plusieurs langues, exactement de la même façon que je suis très fier et un peu gêné d’être fier d’être Français.

J’ai grandi au Québec, avec des parents français pour qui il était très important que 1. j’apprenne l’anglais le plus possible, et 2. je maîtrise parfaitement le français de France, celui « qui compte ». Je suis vraiment content que les lois de protection de la langue française au Québec les aient forcés à m’envoyer en école francophone. Je me contenterai d’un bref : Être snob, ça pue. Résultat : mon québécois a très mal tenu le coup (ça fait 20 ans, après tout), et j’essaie d’écouter des podcasts québecois et d’interagir avec des Québécois le plus possible pour ne pas tout perdre. Quand j’étais gamin, je me croyais bilingue parce que je parlais français de France et français du Québec.

Ensuite, on est rentrés en France. D’un coup, je me retrouvais bilingue parce que je parlais anglais et français. Mon anglais n’avait rien de bilingue, mais par rapport à mes camarades de classe, il n’y avait évidemment pas comparaison. J’ai travaillé dur pendant beaucoup de vacances, et enfin j’ai intégré un lycée international, où presque tous mes amis étaient anglophones natifs. À la fin du lycée, j’étais, pour le coup, vraiment bilingue (pas natif, mais bilingue).

Au lycée, je faisais aussi du patinage de vitesse. On faisait pas mal de compétitions internationales, donc j’ai pu améliorer mon italien, mon allemand, et surtout mon anglais en l’exposant à plein d’accents différents, qu’ils soient britanniques ou utilisés comme lingua franca.

D’autres langues se sont naturellement ajoutées : je parle français et italien, donc je comprends à peu près l’espagnol écrit, je parle anglais et un peu allemand, donc je m’en sors avec un texte en néerlandais. J’ai passé quatre mois à Shanghai pour un échange étudiant et à la fin, je pouvais avoir une conversation simple en mandarin − j’ai tout oublié depuis. J’ai fait un an de russe, et je dois admettre que c’est mon plus profond échec linguistique : je n’ai strictement rien appris.

Je suis très fier de parler plusieurs langues, et j’ai aussi parfaitement conscience que très peu de tout ça vient de mon travail. Je parle anglais parce que mes parents ont tout fait pour que je parle anglais, puis parce que mon métier se faisait en anglais, et puis ma vie sociale aussi, et puis certains pans de ma vie amoureuse au passage. Je parle italien parce que j’étais tellement pathétique à l’adolescence que c’était plus facile de me faire des potes dans un autre pays. Je parle allemand parce que j’ai passé neuf mois à Munich. Le fait que je sois polyglotte est surtout un témoin du fait que ma famille a eu de la thune − tant mieux pour moi.

Bref : le contexte est donné, vous savez quelles langues je parle, on peut attaquer le sujet.

Parlons d’abord d’une conséquence négative de ce multilinguisme : j’ai l’habitude de comprendre des textes dans plusieurs langues. Du coup, je n’utilise que peu la traduction automatique… donc je me ferme de tous les contenus dans des langues que je ne connais pas, par manque de réflexe. C’est dommage. Il faut que j’y travaille !

Il y a deux autres informations que vous devriez savoir avant qu’on attaque la suite :

  • Je suis patriote. C’est-à-dire que j’ai parfaitement conscience que je ne suis français que par la chance d’être né au bon endroit avec les bons parents. Mais je ne voudrais vivre nulle part ailleurs (j’ai essayé) et je suis très fier de faire partie de ce peuple. Soyons clairs : c’est surtout parce que des gens ont fait des choses fantastiques il y a 300 ans, 100 ans ou 60 ans. Ces gens n’étaient pas forcément Français, d’ailleurs. Mais ils ont mis en place le système qu’on a la chance d’avoir aujourd’hui. C’est pour ça que je crise, d’ailleurs, quand on fait n’importe quoi. Je suis fier de mon pays et j’aimerais bien avoir de bonnes raisons de l’être. Je me considère patriote et pas nationaliste.
  • J’ai travaillé en localisation pendant longtemps. Tout le principe de mon boulot, c’était de sortir du paradigme « l’anglais est la langue par défaut d’Internet ». J’ai même travaillé sur l’initiative No Language Left Behind (pas de langue laissée pour compte) de Meta AI sur les langues en voie de disparition.

Attends mais pourquoi j’écris en anglais, là ?

La version originale de cet article, comme beaucoup d’autres sur mon blog, est en anglais. (Je suis en train de le traduire vers le français, plutôt que l’inverse.) Pourquoi ?

  • J’ai plus de lecteurs qui parlent anglais que français, que ce soit nativement ou non.
  • À ce stade de ma vie, je pense en anglais la moitié du temps : mon travail est en anglais, mes lectures sont en anglais (sauf pour mon rapport aux actualités), les vidéos que je regarde sont en anglais.
  • Le thème de l’article a été écrit en anglais, et j’ai pris conscience à mi-chemin dans l’introduction que j’aurais pu ne pas répondre en anglais. C’est malin…

Internet a été conçu pour en pas être un lieu. Toute la force d’Internet, c’était d’enlever les frontières, les limites géographiques et les contraintes physiques. Mon PDG va être ravi. Il adore citer la déclaration d’indépendance du cyberespace et je suis en train de le copier (traduction personnelle) :

Le cyberespace se compose de transactions, de relations et de la pensée elle-même, qui sert d’onde stationnaire au réseau de nos communications. Notre monde est partout et nulle part à la fois. Il n’est pas là où existent les corps.

Et tant qu’à imiter mon PDG, je vais continuer en répétant son argument : à cette déclaration, nous répondons que les données doivent retrouver leur matérialité.

Il faut créer des lieux sur Internet et sortir de l’image d’un concept abstrait, ouvert et sans limite.

Les cozy corners de nos conversations privées sont une solution en soi : dans ces conversations, je parle français en sachant que les non-francophones ne sont tout simplement pas là. Mais ils ne règlent pas véritablement le problème.

Je pense que ce qui se rapproche le plus de lieux sur Internet, ce sont les instances du fédivers. Sur Lemmy, j’ai un compte sur l’instance francophone et française jlai.lu et je peux interagir avec des instances et communautés non francophones et non françaises, tout en signalant que j’en viens. On sait d’où je parle, je me suis situé. Si je choisissais de ne pas être de France et francophone, je pourrais tout à fait être du monde gay, ou de Linux, ou du communisme. En l’occurrence, dans mon cas, l’instance géographique et linguistique correspondait le mieux à mon sens de l’identité, donc j’ai choisi celle-ci.

D’ailleurs, plus j’y pense, plus je me dis que mon problème n’est pas l’anglais comme langue hégémonique mais la culture américaine comme culture hégémonique, l’anglais n’en étant qu’un effet secondaire. Les actualités sur la France (ou non) mais en anglais, c’est super, j’adore ça ! Les actualités en français sur une élection à la con dans un pays à la con à un continent de là, ça me saoule au moins autant que celles en anglais sur le même sujet. Je ne peux juste pas choisir de ne pas y être exposé. En d’autres mots, l’anglophonie ça va, la francophonie ça va, la France en anglais c’est rigolo et les États-Unis en français ça me file des boutons.

J’espère que ce monologue rageur aura fait passer le message, aussi alambiqué soit mon propos : en localisation, on utilise des locales en quatre lettres et pas deux. fr_FR, ce n’est pas fr_CA, qui n’est pas fr_CI, fr_BE, fr_CH ou fr_DZ. Bref, la langue est importante mais la locale, le contexte culturel et géographique, l’est plus encore.

Internet, aujourd’hui, tend à écraser tout ça, donc on confond « l’anglais comme lingua franca » et « l’aplatissement et l’affadissement général et déprimant de l’Internet moderne ».

Bon, on fait quoi ?

Ben je sais pas. Essayons quand même quelques pistes.

Au service de nos propres langues

On peut se concentrer sur notre propre langue en essayant de trouver un équilibre linguistique sur nos blogs. On peut décider que notre blog ne sera que dans notre langue locale. Pendant dix ans, c’est le choix que j’ai fait avec Réussir Mes Études, n’écrivant qu’en français pour un public qui ne pouvait ou ne voulait pas se contenter de ressources en anglais. J’en suis très fier, surtout parce qu’au début il n’y avait presque pas de ressources en français sur le sujet. (Effet positif au passage : j’ai pu gagner ma vie avec ce blog parce qu’il se retrouvait sans concurrence, alors qu’il n’aurait pas rapporté un centime en anglais avec le même contenu.)

On peut aussi décider que qui a réussi à trouver son blog va réussir à utiliser DeepL ou une autre solution de traduction automatique. Peut-être qu’on n’a plus du tout besoin de lingua franca, finalement. Je suis toujours ravi quand Sara m’envoie un mail ou un commentaire en français, et je prends aussi doucement le réflexe de mettre ses posts en slovène dans un outil de traduction. De cette façon, on peut combattre le préjugé que j’ai exprimé plus haut, selon lequel « mes lecteurs parlent anglais ». À moins d’avoir besoin de beaucoup nuancer mon propos, ils comprendront très bien l’essentiel du message avec une traduction automatique.

On peut prendre le temps de traduire manuellement nos articles de blog (comme ici, ou pour mon article sur la consommation d’actualités), et même de traduire des choses intéressantes écrites par d’autres gens dans sa propre langue.

On peut se battre pour que nos entreprises traduisent leurs contenus dans au moins une langue en dehors de l’anglais.

On peut participer à un Internet de sa propre langue : répondre dans sa langue à quelqu’un qui la parle, avoir un blogroll pour sa langue (d’ailleurs, si vous connaissez un blogroll en italien, prévenez-moi, je désespère).

On pourrait même demander à WordPress d’avoir une solution décente pour les blogs multilingues, mais ça, j’y suis pas encore !

Un peu de curiosité

Pour ceux d’entre nous dont la langue s’est propagée avec la colonisation (ou continue à bénéficier du néo-colonialisme), il est temps de se plonger dans les évolutions de notre langue en dehors de notre propre sphère géographique et culturelle. En français, voilà quelques usages que j’aime bien : comment la musique transforme le français en Côte d’Ivoire, les chansons de P’tit Belliveau en acadien, le comeback du français de Louisiane… On peut aussi contribuer au Wiktionnaire et y ajouter tous nos régionalismes.

Si on aime apprendre de nouvelles choses, pourquoi pas l’espéranto, ou des langues marrantes comme le toki pona. On peut « tout simplement » essayer une nouvelle langue.

On peut aussi apprécier une bonne dose de techno-optimisme (si, si !) et découvrir comment l’intelligence artificielle peut être utilisée pour protéger des langues en danger. Et quand on tombe sur un blog cool avec des posts en langue étrangère, on peut prendre le réflexe de la traduction automatique et s’ouvrir tout un nouveau pan d’Internet.

Post-scriptum : Twitter

Plusieurs fois au cours des années 2010, j’ai essayé de créer deux comptes Twitter pour séparer l’anglais et le français et faciliter la vie de mes followers monolingues. J’ai toujours fini par abandonner celui en anglais. Sur Twitter, je me retrouvais toujours à poster en français et à utiliser l’anglais presque exclusivement pour répondre à d’autres gens, donc c’était une perte de temps et d’énergie. Twitter étant mort noyé (t’étais comme un frère salope), il n’y a pas grand-chose à faire de cette information, mais c’était dans le thème alors je pose ça là. Faites-en ce que vous voudrez.

❤️

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